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(par Pierre-Louis Freydières pour le Musée des Gets

& Tom Meijer pour l’Association KDV)

♦ Article paru dans le n° 126 de la Revue Musiques Mécaniques Vivantes de l’AAIMM ♦

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Quand on évoque en France les Pays-Bas, tout de suite on pense aux tulipes, aux moulins et aux grands orgues qui circulent dans les rues, mais, aussi surprenant que cela puisse paraître, entre 1910 et 1913, la plus grande famille de loueurs d’orgues d’Amsterdam va choisir la manufacture Limonaire Frères à Paris pour relooker une partie de son parc de location d’orgues.

Retrouvez à la fin de cet article les liens vers des vidéos des orgues présentés

La manufacture Limonaire Frères, même si elle n’est pas celle qui a construit les orgues les plus importants en France, reste la plus emblématique, ce qui explique que son nom est devenu un nom commun. En France, on ne dit pas « un orgue de foire » on dit « un limonaire ». Fondée à Paris en 1840 pour fabriquer des pianos droits par les frères Joseph et Antoine Limonaire venus du Sud-Ouest de la France, elle verra son apogée à partir de la fin du 19ème siècle avec la fabrication des orgues mécaniques sous la direction d’Eugène et Camille, les deux fils d’Antoine Limonaire, et ce à partir de 1881. Cette manufacture poursuivra son activité jusqu’en 1930 ayant successivement racheté ses principaux concurrents Gavioli, Lemoine et Gasparini.

L’arrivée en 1896 du carton perforé en remplacement du cylindre pointé comme support de la musique va faire exploser la fabrication des orgues mécaniques et fortement grandir la manufacture Limonaire tout comme ses concurrentes principales Gavioli et Gasparini. L’entreprise se diversifiera en fabriquant aussi des manèges de balançoires, de chevaux de bois et de vélocipèdes.

La manufacture Limonaire Frères construira ou transformera plus de 1800 orgues mécaniques, qui seront essentiellement vendus en France à des propriétaires de salles de bal et à des forains pour leurs attractions. Même si les modèles sont très différents les uns des autres, allant d’un modèle 31 touches à celui de 112 touches, la production principale s’établira surtout avec de petits instruments tels « le 35 touches » (fabriqué en 500 exemplaires) et des instruments de taille moyenne tels « le 49 touches » (fabriqué en 600 exemplaires), le 43-45-52 touches (fabriqué en 235 exemplaires), et le 60 touches (fabriqué en 160 exemplaires).

L’entreprise Limonaire Frères travaillera beaucoup sur son image de marque, en France et aussi à l’étranger en participant aux grandes expositions internationales. La manufacture obtient de nombreuses médailles (Londres 1888, Moscou 1891, Chicago 1893, St Louis 1904, Liège 1905, Milan 1906), mais l’exportation des instruments reste assez limitée. En faisant le tour des pays potentiellement importateurs d’orgues, on constate qu’au début du 20ème siècle le marché anglais était dans les mains de la manufacture Gavioli, puis de la manufacture Marenghi, que l’Allemagne avait des facteurs d’orgues réputés en Forêt Noire (Bruder, Ruth et Sohn, Wellershaus…), qu’en Belgique le facteur-importateur Mortier se développait rapidement, et que très peu de ventes se faisaient vers les USA en raison des droits de douane très élevés.

Il restait les Pays Bas où le marché était important, car il existait une activité de location d’instruments à la journée gérée par des loueurs tels les frères Warnies et Gijs Perlee à Amsterdam ou Louis Holvoet à Rotterdam…. Ce principe commercial permettait à des joueurs d’orgue peu fortunés d’accèder à ces instruments extrêmement coûteux le temps d’une prestation. Ces entreprises de location (tout comme les loueurs de voitures de nos jours) avaient aussi la capacité financière d’acheter ou faire transformer simultanément un lot d’instruments anciens pour les faire remettre au goût du jour afin qu’ils jouent les airs à la mode. L’arrivée du carton perforé, particulièrement adapté à l’édition rapide des nouveautés musicales en regard de l’ancien cylindre pointé lourd et musicalement limité, va accélérer ces mutations. Comme on le verra en fin d’article, l’entreprise Warnies possédait plusieurs dizaines d’orgues en location.

Depuis les années 1900, le marché néerlandais était dans les mains des concurrents de Limonaire Frères, en particulier de la manufacture Gasparini. Il faudra attendre l’année 1907, où les difficultés de ce facteur vont permettre à « Limonaire Frères » de devenir un nouveau fournisseur potentiel des entreprises néerlandaises de « louage », et ce jusqu’en 1914.

Il faut aussi reconnaître qu’aux Pays Bas, l’utilisation des orgues dans la rue, et les mélodies jouées n’étaient pas en totale adéquation avec le concept de base des instruments Limonaire plutôt sonores et très adaptés aux musiques françaises. Ainsi le célébrissime « 49 touches » dont la tessiture est réduite au maximum et la musique portée par des trompettes et des clarinettes ne sortira pas de France, par contre le « 52 touches » plus chromatique, sera largement apprécié par le public néerlandais, d’autant que son jeu de clarinettes sera souvent supprimé au profit d’un jeu de voix célestes plus mélodieux.

Le modèle « 52 touches » sera étoffé pour le marché néerlandais par un jeu de « voix humaine » au chant, par un métallophone en façade devant les tuyaux, et même par des grelophones. Cet instrument deviendra le modèle « 56 touches », pratiquement inconnu en France.

En analysant les mentions des planches d’atelier de la manufacture Limonaire, on note pour Warnies – Perlee-Holvoet des chantiers de construction ou de transformation de 6 orgues en 1911, 9 orgues en 1912 et 4 orgues en 1913. Les instruments anciens à cylindre étaient convoyés par lots de 3 ou 4 (si l’on en juge par la numérotation d’usine) vers la France où l’atelier Limonaire devait se mobiliser pour les transformer. On retrouvera ces orgues en partie dans les photos qui accompagnent cet article.

A partir des factures existantes dans les archives de la société Perlee, on voit ainsi que l’orgue N° 4448 a été enregistré à l’atelier comme transformé pour les frères Warnies, mais la facture a été établie à l’ordre de Mr G. Perlee. En fait les principaux loueurs étaient tous de la même famille : trois d’entre eux avaient la même mère et le dernier était leur beau-frère.

Sur la base des documents d’usine, on dénombre formellement 19 instruments sortis de la manufacture Limonaire Frères à destination des loueurs Holvoet, Warnies, et Perlee entre 1910 et 1913, et des ventes de cartons jusqu’au 9 juillet 1914. Le tableau ci-dessous fait le bilan des fabrications et travaux d’adaptation réalisés.

Outre les informations d’atelier, nous retrouvons trace des relations commerciales entre Limonaire et la famille Warnies-Perlee et Holvoet dans des factures actuellement en possession de la famille Perlee et sur quelques pages des livres de vente Limonaire au musée des Gets.

Photo 0-1 Facture de cartons en date du 13 mai 1911 pour l’orgue N° 4359 (56 touches)

Photo 0-2 Facture du 7 mai 1913 pour la transformation d’un orgue à cylindre en orgue à cartons, sous le N° d’atelier 4498 (56 touches) pour un prix de 2137 Florins. (orgue avec xylophone, voix humaine et grelophone)

Photo 0-3 Extrait du livre de vente Limonaire avec nouvelle vente de cartons en mai 1914, avec liste des cartons vendus.

Par ailleurs, il n’y a peut-être pas que la conception instrumentale des instruments qui fera le succès des ateliers Limonaire ; la simplicité et la fiabilité des systèmes mécaniques des orgues, en particulier de la « boîte à touches » seront un atout incontestable, surtout en regard des mécaniques Gavioli ou Gasparini assez complexes et fragiles. Marc et Christian Fournier, considérés en France comme les successeurs de la manufacture Limonaire, se sont exprimés maintes fois sur ce sujet en disant qu’ils n’auraient jamais reconstruits des orgues de foire s’ils n’avaient pas connu les systèmes mécaniques Limonaire.

On note également que la gamme du « 52 touches », exploitée dès 1896, deviendra presque un standard dans le monde de l’orgue mécanique de moyenne gamme. Dans le livre publié en juillet 2022 par le musée des Gets sur « Limonaire Frères » nous n’avions pas classé quelques instruments faute de les avoir identifiés et localisés (page 92 du livre), c’était sans compter sur la sagacité de Tom Meijer qui nous a confirmé que certains de ces orgues faisaient encore partie du patrimoine culturel néerlandais et que la majorité d’entre eux avaient circulé et joué dans les rues des villes ou animé des dancings. Ces photos d’atelier trouvaient ainsi leur prolongement dans l’activité musicale de ces instruments.

L’histoire de ces instruments justifie finalement que nous n’ayons pu les attribuer facilement à la manufacture Limonaire, car leurs façades appartenaient, pour certaines, à d’autres constructeurs et ne rentraient pas dans le concept des façades sculptées Limonaire.

Le président de l’Association de la Musique Mécanique des Gets, Denis Bouchet et la responsable du Musée Audrey Defrasne nous ayant à nouveau ouvert leurs archives, nous avons poursuivi nos investigations. On doit au musée de la musique mécanique des Gets (Haute Savoie – France) l’acquisition et la conservation du fonds Gustave Mathot (collectionneur, marchand et documentaliste belge) dans lequel se trouve un certain nombre de photos d’atelier de la manufacture Limonaire Frères. Nous avons extrait de ces collections les photos des orgues reconstruits pour les loueurs néerlandais.

Nous avons également trouvé des photos d’orgues publiées par des internautes ou sorties des archives du KDV qui, en toute logique, complètent la collection des photos du musée. Nous pouvons ainsi vous présenter un état de cette coopération musicale entre la France et les Pays Bas. Certains de ces instruments ont même été enregistrés sur disques 78 tours, ce qui confirme que la qualité musicale de ces orgues était appréciée.

Nous devrions aussi évoquer les cartons perforés et leurs arrangeurs, mais là nous n’avons malheureusement que peu d’informations, sauf à savoir que Warnies a au moins acheté 4 fois des cartons chez Limonaire Frères, selon la facture en archives au KDV et les pages 481, 482 et 483 des livres de vente de la manufacture. Parmi les titres achetés, il y avait surtout de la musique classique et quelques chansons françaises. La documentation circulante nous apprendra que certains de ces instruments sont encore en vie, en partie dans leur état d’origine, mais le plus souvent remodelés par d’autres facteurs, tel Carl Frei, pour qu’ils soient plus adaptés aux goûts des exploitants.

En France, le plus connu de ces instruments reste sans aucun doute « Le Turc », 56 touches à l’origine, même après sa restauration par Pierre Verbeeck en 1916 (enregistré sur disques 78 tours). Transformé par la suite, il joue maintenant avec la même gamme que deux autres orgues 64 touches Bursens (« Tubantia » et « Carillon ») pour faciliter l’obtention de nouveaux cartons. Cet instrument est très connu des amateurs français grâce à sa discographie importante (78 tours, vinyles 33 tours et CD).

Nous vous présentons ci-après les instruments dont il existe des photos d’atelier.

De Stijvebeeldje (les statues rigides)

Le Limonaire n° 4449 porte le nom « Louis Holvoet Rotterdam » peint au milieu. Il avait été appelé « De Stijvebeeldje » (Statues rigides) car les statues n’étaient pas en mouvement. En 1912, deux orgues similaires 46/47 touches jouaient dans la rue, avec les mêmes façades et les mêmes statues.

L’un d’eux a été rapidement vendu à Louis Holvoet à Rotterdam. L’autre orgue porte le numéro 4448, il est resté en location chez les frères Warnies pendant les premières années. Au milieu des années 1930, cet orgue a été reconstruit par Carl Frei en tant qu’orgue à bourdons célestes sur la gamme standard de 52 touches. Il est toujours aux Pays-Bas ; depuis 2012, Erik Mertens le fait jouer, par hobby, dans les provinces du nord.

L’orgue sans nom

Pour cet orgue Limonaire, nous ne connaissons pas son nom. Sur le fronton est peint « L & G Warnies ». Les deux « oreilles » latérales semblent fragiles, comme si elles avaient été sciées. C’est une belle façade Art Nouveau.

Les deux photos suivantes montrent le même orgue jouant à la « Hasch IJsbaan » (patinoire de la Haye) près de la rivière « Schenk » en 1922. Les « oreilles » latérales semblent encore intactes. Sur la photo de la vente aux enchères des orgues des Frères Warnies en 1923, cet orgue est également présent, attendant un nouveau propriétaire.

L’orgue lui-même a probablement été perdu, mais une partie de la façade existe toujours : elle est actuellement la propriété de Mr. Shane Seagrave en Angleterre.

De Steek (Le chapeau à cornes)

La photo d’usine montre l’orgue Limonaire « De Steek » (Chapeau à cornes). Il s’agissait d’un orgue jumeau de l’orgue « Dame espagnole », qui porte le numéro de série 4489.

Les autres photos montrent le « Steek » à Rotterdam. Le nom de Louis Holvoet est ici peint au milieu de la façade. En 1923, une série de disques 78 tours a été publiée, avec des arrangements de Carl Frei ; ce sont les seuls que nous connaissons de Frei pour un Limonaire dans son état d’origine. Aussi beau soit-il, en 1926, le « Steek » a été transformé en orgue à bourdons célestes. Vers 1936, il a été vendu et n’a jamais été revu depuis.

De Engelekast (Le cabinet des anges) appelé aussi Le Limonaire Brune

C’est l’orgue Limonaire n° 4553, avec « L & G Warnies » peint sur le fronton. Aux Pays-Bas, cet orgue était appelé « Le Limonaire Brune », mais il était plus connu sous le nom de « Engelekast » (Cabinet des anges). Il s’agissait d’un instrument élaboré, avec voix humaines, clarinettes, xylophone, grelophone, et il avait la particularité de posséder aussi un jeu d’harmonium.

Selon des témoins, l’harmonium avait été démonté « car lorsque l’orgue passait dans des trous dans la rue, l’harmonium se désaccordait ». La deuxième photo montre clairement à quel point le « Cabinet des anges » était grand et imposant. À gauche, on voit « Tante Heintje » van Rossum, une joueuse d’orgue bien connue à Amsterdam.

En 1914, une série de 17 disques 78 tours est publiée sous la marque Beka. En 1926, l’orgue a été transformé en orgue à bourdons célestes par Carl Frei et une nouvelle série de disques a été réalisée. L’orgue est tombé dans l’oubli, mais vers 1968, Henk Veeningen a acheté un lot de vieux orgues et a découvert que le « Cabinet des anges » en faisait partie. Il a restauré l’orgue qui est maintenant la propriété de son fils Marc.

La Dame Espagnole

La photo d’atelier présente l’orgue Limonaire n° 4489 appelé la « Dame espagnole ». On peut lire « G. Warnies Amsterdam » peint sur l’orgue. Sur la deuxième photo, cet orgue joue dans la rue à Amsterdam. Dans les années 1920, il a été reconstruit en tant qu’orgue à bourdons célestes.

Vers 1960, il a été vendu à une fondation à Bolsward, dans le nord des Pays-Bas. Là, l’orgue a été rebaptisé « Omke Romke ». Il est toujours là, bien qu’il ait été entreposé pendant de nombreuses années dans une usine de sel, où il a subi des dommages. Il sera restauré à nouveau.

« De Bedstee » ou « Lit armoire »

Nous avons là la photo d’un Limonaire dont le numéro de série est inconnu. Sur la façade est peint « L & G Warnies ». A-t-il été conçu comme un orgue de danse ? C’est possible, compte tenu des jalousies de façade, très spécifiques aux instruments de dancing.

La deuxième photo montre le même orgue dans le dancing « Victoria Hall » à Rotterdam, le 31 décembre 1911. Il pourrait très bien s’agir du « Bedstee » (Lit armoire) que l’on retrouve après-guerre chez Henk Gossling. En 1969, cet orgue a été reconstruit sur une gamme Carl Frei à 72 touches. Johnny Verbeeck l’a restauré en 2014 pour retrouver l’idée originale de Limonaire à 56 touches, avec violon, clarinette et piccolo. Le bourdon céleste a été conservé.

Au-delà de ces instruments dont on possède les photos d’atelier, nous pouvons penser que les deux instruments N° 4488 et 4490 vendus neufs aux frères Warnies étaient les orgues ci-dessous, en catalogue chez Limonaire Frères, car toutes les autres façades découvertes ne correspondent pas aux dessins habituels des façades Limonaire.

De Hoefijzertje

 

De Turc

Comme dans beaucoup de pays d’Europe, la guerre de 1914-1918 stoppa l’activité de toutes les entreprises travaillant dans le domaine du divertissement. Après la guerre, nous ne retrouverons aucune trace d’échanges commerciaux entre les frères Limonaire et les frères Warnies.

L’activité des loueurs d’orgues aux Pays Bas connut aussi des difficultés et, en 1923, les orgues des frères Warnies furent vendus aux enchères comme le montrent ces photos.

Ainsi s’achèvent malheureusement les heures de gloire des Limonaire, ils revivront plus tard, mais c’est une autre histoire.

Il est possible d’écouter les enregistrements de certains de ces orgues :

https://www.youtube.com/@kringvandraaiorgelvrienden5923/videos

De spaanse dame
https://www.youtube.com/watch?v=SiKPOXJNC04

De styvebeeldje
https://www.youtube.com/watch?v=zIICa5goKho&t=51s

De steek
https://www.youtube.com/watch?v=MEyLag2ukx0
https://www.youtube.com/watch?v=HGyIgLA7b2s

De turk
https://www.youtube.com/watch?v=opItqW3ID9Q
https://www.youtube.com/watch?v=ldTLSVHkNF4