par Philippe ROUILLE
♦ Article paru dans le n° 42 de la Revue Musiques Mécaniques Vivantes de l’AAIMM ♦
Le taureau de Salzbourg (1502) mugira-t-il à nouveau le 26 octobre ?
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Nous sommes en 1502. Dans toutes les grandes villes d’Europe, la journée est rythmée par les volées de cloches de la cathédrale ou du beffroi, agrémentée parfois d’un air de carillon automatique. Leonhard von Keutschach, archevêque de la ville de Salzbourg, en Autriche, a choisi un système plus original. Depuis une ouverture dans les remparts du château qui domine la ville, un gros orgue avec plusieurs dizaines de tuyaux se fait entendre le matin et le soir jusqu’aux confins de la ville. Il émet un puissant accord qui ressemble au mugissement d’un taureau (d’où son surnom : Stier en allemand veut dire taureau).
Une trentaine d’autres villes, telle Görlitz en Allemagne avec son « Lion », se doteront par la suite d’un système assez proche.
Nous ne savons pas réellement si cet orgue de 1502 possédait un cylindre capable de jouer automatiquement un ou plusieurs airs. Par contre un gros orgue à cylindre existe en 1753, puisque les deux compositeurs autrichiens Johann Ernst Eberlin (1702-1762) et son élève Leopold Mozart (1719-1787), père de Wolfgang Amadeus, sont alors chargé de noter 12 mélodies sur un cylindre : 6 par L. Mozart, 5 par Eberlin, et la retranscription d’un vieux (« Alte ») choral préexistant. Ce choral semble avoir été un air (peut-être le seul) noté sur le cylindre d’un orgue antérieur à 1753, mais dont l’origine et les caractéristiques nous sont inconnues … Leopold Mozart publie d’ailleurs un bref historique de l’instrument en 1759, accompagné de la partition des 12 airs notés dans une transcription pour piano. On apprend ainsi que le Taureau de Salzbourg commençait matin et soir par émettre un profond accord de fa majeur, produit par 138 tuyaux, avant de faire entendre sur un autre jeu de 125 tuyaux l’une des douze mélodies de son cylindre.
Le Taureau de Salzbourg a subi plusieurs transformations par la suite. Deux cylindres furent reconstruits fin XIXe – début XXe s, pour incorporer sur un pont spécial commandant une 26e touche le mugissement, produit auparavant par une commande manuelle. Cela permit plus tard l’électrification du fonctionnement de l’orgue, qui joua plus ou moins bien jusqu’à ces dernières années, où il se tut définitivement. Cette 26e touche sera supprimée dans la restauration actuelle, et la commande manuelle du mugissement rétablie.
Décidée par la Région de Salzbourg et l’Etat autrichien, la restauration complète est en cours. Elle coûtera plus de 350.000 Euros : vous pouvez apporter votre contribution, et votre nom sera gravé sur une plaque ! La partie orgue est réalisée par un facteur d’orgues d’église autrichien, Salomon, tandis qu’un cylindre neuf en bois, reconstruit sur place, a été confié pour renotation au Musée national d’instruments de musique automatique (« Nationaal Museum Van Speelklok tot Pierement »), à Utrecht, aux Pays-Bas.
Les spécialistes de ce musée, son conservateur le Dr Haspels en tête, sont chargés de parfaire les arrangements musicaux à partir de la partition publiée par L. Mozart, et de renoter le cylindre suivant les techniques décrites par Engramelle et Dom Bedos (méthode « au cadran », utilisant la barre de touches réelle), et de fabriquer les nouveaux picots et ponts grâce à une machine de la fin du XIXe siècle faisant partie des collections du musée. La barre de touche et les pilotes anciens étant en mauvais état seront sauvegardés, bien sûr, mais seront remplacés sur l’instrument par des éléments neufs pour permettre un fonctionnement correct.
Une grande fête de musique mécanique est prévue à Salzbourg le 26 octobre 2002 pour l’inauguration de l’orgue restauré. La sonorité de l’orgue étant en fait relativement douce, malgré son nom ronflant, on peut se demander si le son portera aussi loin que dans le passé, car notre civilisation a généré de nombreux bruits inconnus autrefois, en particulier celui, envahissant, de la circulation automobile.
Voici quelques précisions techniques sur cet orgue, aimablement données par Jan Jaap Haspels, conservateur au musée d’Utrecht.
- C’est un gros instrument à cylindre et à tuyaux ouverts en métal, sans registres. Un grand volant tourné à la main permet de faire tourner le cylindre. L’énorme soufflerie, autrefois actionnée par plusieurs hommes, a été électrifiée. L’orgue est abrité dans une petite pièce, dont l’ouverture vers la ville est trop petite pour laisser passer convenablement le son : cette ouverture devrait être considérablement agrandie et munie à nouveau de volets formant jalousies, similaires aux abat-sons que l’on trouve dans les clochers des églises.
- Sa construction est assez rudimentaire, et présente quelques bizarreries qui peuvent en perturber le bon fonctionnement (ainsi certains pilotes coudés peuvent avoir du mal à coulisser).
- La soufflerie alimente, avec une pression de l’ordre de 100 mm, un sommier en deux parties bien distinctes.
L’une comporte les 138 tuyaux qui émettent un vaste accord de fa majeur assimilable au mugissement d’un taureau (tuyaux accordés seulement en fa, la et do, du Fa grave 12 pieds au fa aigu).
L’autre comporte 125 tuyaux ouverts en métal réservés à la mélodie. Afin de favoriser un bon équilibre sonore entre graves et aigus, les graves sont simplement doublés, puis le nombre de tuyaux par note augmente jusqu’à atteindre 8 tuyaux identiques et accordés strictement à l’unisson pour les notes aigues.
Les notes individuelles produites sont donc « pures », sans tierce, quinte, octave ou mixture.
Tous ces tuyaux sont ouverts, en alliage à base d’étain, de type « prestant » ou « principal ». Ils ont donc une section de taille moyenne, donnant une sonorité plutôt douce. Leur longueur varie de 12 pieds (fa grave du « cri ») à 2/3 pied pour le plus aigu.
Le gros cylindre (long 1,76 m, diam. 23,1 cm) agit sur 25 touches. La gamme de jeu est presque diatonique, avec le La à 440 Hz, et 25 notes sur 3 octaves plus un intervalle de seconde, de fa à sol : F-G-A-Bbémol-c-d-e-f-g-a-bbémol-c’-d’-e’-f’-f’dièse-g’-a’-b’bémol-b’-c »-d » -e »-f »-g ».
Chaque air dure un peu plus d’une minute.
Les deux anciens cylindres seront conservés et exposés à part, ainsi que les autres pièces anciennes qui ont dû être remplacées (barre de touches, etc.). Toute la restauration est faite selon des critères « musée » très exigeants, et en particulier toute modification sera réversible. Les travaux effectués par le facteur d’orgues et par le musée d’Utrecht devront être validés par le département de musique de l’université de Salzbourg, et le service des affaires culturelles du gouvernement autrichien.
Le musée d’Utrecht regarnit donc le cylindre neuf avec les 12 airs notés en 1753 : le vieux choral anonyme, peut-être vestige d’un orgue antérieur, et les 11 airs dus à Eberlin et à Leopold Mozart, père du « divin » compositeur, l’enfant chéri de cette ville qui chaque année célèbre son culte dans un festival très fréquenté.
Cette solution devrait satisfaire tous ceux qui rêvaient de voir revivre le Taureau de Salzbourg – du moins dans la forme qu’on lui connaissait en 1753, car l’aspect de l’orgue initial de 1502 reste à découvrir.
Un bon ouvrage de référence de 100 pages, publié en allemand à Berlin en 1959 est hélas quasi introuvable : Rudolf Quoika, Altösterreichische Hornwerke, qui recense une trentaine d’orgues de ce type ayant existé.