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par Eric Brottier et Anthony Chaberlot

♦ Article paru dans le n° 50 de la Revue Musiques Mécaniques Vivantes de l’AAIMM ♦

L’histoire d’un château et de son orgue Skinner

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Le château de Candé

 

Dès les années 900, Candé fut une maison forte dominant la vallée de l’Indre. Elle fut achetée en 1499 par François Briçonnet, conseiller du Roi et Maire de Tours, qui fit transformer le bâtiment en demeure de plaisance, ouvrant de nombreuses fenêtres dans les murailles. De nombreux propriétaires se succédèrent, et les traces de défenses militaires (pont-levis et autres) disparurent progressivement.

Le domaine fut amputé du Moulin du Ripault, ou deux bourgeois de Tours installèrent une tréfilerie pendant quelques années. Par la suite, sur cette parcelle fut créée la Poudrerie Nationale du Ripault, qui perdura jusqu’au 20e siècle.

En 1852, Candé fut acquis par un ancien planteur cubain, Santiago Drake del Castillo, qui fit agrandir considérablement le château, l’amenant à sa présentation actuelle assez imposante, mais qualifiée de « pastiche » par certains spécialistes. Avec plus d’une centaine de pièces, il a pourtant fière allure.

L’orgue Skinner du château de Candé

Le château de Candé, en Touraine, entouré d’un parc dominant l’Indre, est situé sur la commune de Monts, à 14 km au sud de Tours. Propriété du Conseil Général d’Indre-et-Loire, ce manoir abrite depuis 1928 un magnifique orgue de résidence, manuel et automatique, construit par la très réputée firme américaine Skinner. Le propriétaire d’alors, qui fit installer cet orgue, eut une vie étonnante qui mérite d’être évoquée. Le château fut enfin, en 1937, le théâtre du mariage du Duc et de la Duchesse de Windsor, cérémonie très médiatisée à laquelle l’orgue participa.

Nous allons d’abord décrire les lieux et l’histoire du château, puis parler de son propriétaire dans les années 1930, ainsi que de l’accueil princier qu’il fit au couple Windsor. Nous retracerons ensuite la carrière et la production du facteur d’orgues Skinner. Enfin, nous examinerons les caractéristiques de l’orgue et son répertoire musical, et évoquerons sa restauration future.

Les ouvrages consultés sont cités à la fin de l’article où l’on trouvera aussi le crédit photographique et documentaire. Nos remerciements vont à Guy du Chazaud, Conservateur en Chef du Patrimoine d’Indre et Loire, et Philippe Rouillé, expert CNES.

Nous pensons enfin avec respect et admiration au regretté David Junchen, auteur de la remarquable « Encyclopedia of the american theatre organ » : une mine d’information pour les passionnés.

 

Charles-Eugène Bedaux (1886-1944)

Photo 1

Il était né à Charenton et passa son enfance en France, déclarant dès son adolescence qu’il voulait partir en Amérique. Il le fit à l’âge de 20 ans avec le consentement de ses parents. Il arriva aux USA avec l’idée bien arrêtée de faire fortune. Cependant, dans les années qui suivirent, il vécut surtout de petits emplois.

 

Il trouva enfin une idée qui devait par la suite lui rapporter beaucoup d’argent. Il fonda un bureau d’organisation du travail au service des grandes entreprises. Il s’agissait d’organiser au mieux le travail manuel dans les usines de production, et surtout la rétribution de ce travail manuel. Cette activité pouvait probablement s’apparenter aux bureaux de « Préparation du travail » ou « Méthodes » qui existaient dans nos entreprises européennes il y a encore quelques dizaines d’années. Cependant, son Bureau étant indépendant, il tenait aussi le rôle de « Consultant extérieur », à la mode de nos jours.

Charles Bedaux eut bientôt avec lui une équipe d’ingénieurs formée à ses idées, qui s’affirmèrent avec beaucoup de succès auprès des entreprises. La presse américaine fit un grand écho à ses méthodes d’organisation et l’essor de ses bureaux fut spectaculaire. En 1935, 16 sociétés Bedaux travaillaient dans 22 pays. Ce succès se maintiendra jusqu’à la fin des années 1930, et durant cette période, Charles-Eugène Bedaux devint progressivement très riche — la photo 1 le représente à cette époque.

Le caractère volontaire et aventureux de ce personnage étonnant se manifeste aussi dans sa vie personnelle. Bien que naturalisé américain, il se porte au secours de la France en 1914 et s’engage dans la Légion étrangère. Il est réformé en 1916. En 1929, il traverse l’Afrique, du Mozambique à l’Algérie.

En 1934, convaincu par André Citroën d’essayer des véhicules chenilles pour franchir des régions dépourvues de routes, il part pour le Canada avec une expédition de 20 personnes,

Il gagne l’Alaska en franchissant les Montagnes Rocheuses, au prix d’énormes difficultés. Sa deuxième épouse, Fern, d’origine américaine, le suivit dans ses expéditions et le seconda toute sa vie avec une vive intelligence.

En 1927, il acquiert le domaine de Candé et convoque une trentaine d’entreprises qui aménagent le château de fond en combles, en faisant une demeure ultra-moderne en particulier pour le chauffage, les sanitaires et les communications (60 postes téléphoniques). Le parc s’honore d’un golf et de grandes chasses se déroulent régulièrement sur les 226 hectares de la propriété.

Il est probable que les bureaux Bedaux eurent l’occasion de travailler pour la Compagnie de facture d’orgues Skinner, à Boston, alors au faîte de sa notoriété dans les années 1925. Charles-Eugène Bedaux commande à celle-ci en 1928 un orgue de résidence, opus 718, qui est installé en 1928/29 dans le château.

Cet orgue est conservé dans son état d’origine sans aucune modification et est classé parmi les monuments historiques par arrêté ministériel du 20 décembre 1993. Il comporte 3 claviers, pédalier, 26 jeux, automatique à rouleaux de papier perforés, célesta et carillon, et est installé sur 3 niveaux. Le son produit au 1er étage parvient à la bibliothèque (où est placée la console) à travers une grille en fer forgé (photo 2).

L’orgue donna de nombreux concerts privés, dès son installation, à l’occasion des brillantes réceptions organisées par son propriétaire. En effet, les Bedaux reçoivent beaucoup. Aidé avec classe par son épouse, Charles Bedaux se fait bientôt connaître d’un bon nombre de grands de ce monde, jusqu’aux principaux chefs de gouvernements. Cela explique l’épisode que nous allons évoquer maintenant.

Photo 2

Le mariage des Windsor

Photo 3

George V était roi d’Angleterre depuis 1910. Son premier fils Edouard VIII était destiné au trône, et devint roi en janvier 1936 à la mort de son père. Cependant, Edouard avait décidé d’épouser une roturière, divorcée et remariée, Wallis Simpson, et aucune des instances dirigeantes d’Angleterre n’acceptait l’idée de ce mariage. Edouard VIII abdiqua en décembre 1936 après un peu moins d’une année de règne, laissant le trône à son frère George VI.

Devenu Duc de Windsor, Edouard quitta l’Angleterre aussitôt pour la France et l’Autriche, attendant pour se marier que prennent fin les formalités administratives du divorce de Wallis. Vint enfin l’époque où le mariage fut possible. La Cour d’Angleterre souhaitait pour les exilés un mariage discret et des contacts furent pris avec Charles Bedaux (qui connaissait décidément beaucoup de monde !). Celui-ci accorda aux Windsor, une hospitalité fastueuse du début mai à leur départ en voyage de noces, après leur mariage le 3 juin 1937.

Le séjour des invités était bien à la mesure de leur rang. Madame Bedaux avait recruté plusieurs dizaines de serviteurs en livrée, un grand cuisinier avec sa brigade, et le célèbre organiste Marcel Dupré (1886-1971), appelé de Paris, jouait régulièrement sur l’orgue. Pour assurer la discrétion des lieux, Charles Bedaux fit entourer d’un grillage neuf les 226 hectares du domaine.

En prévision du fameux jour du mariage, le seul hôtel du village recueillit un très grand nombre de journalistes et le bureau de poste dût augmenter pour un temps les capacités du standard téléphonique.

Photo 4

Un obstacle administratif fut franchi : la loi française exige que la cérémonie du mariage soit célébrée à la mairie, et Charles Bedaux voulait qu’elle ait lieu au Château. Il obtint satisfaction par une dérogation et le jour dit, le Maire de Monts se déplaça pour procéder à l’acte de mariage.

Pendant les cérémonies civile et religieuse, Marcel Dupré joua sur l’orgue le programme suivant : pendant la cérémonie civile, extrait de la 29e cantate de Bach, canon en Ré mineur de Schumann, prélude et fugue en Do mineur de Dupré. A l’entrée des nouveaux époux dans la salle de musique, Marche de l’Oratorio Judas Macchabée de Haendel, cortège de Dupré. Pendant le service religieux, Choral de Dupré, Adagio en mi mineur de César Franck, amour parfait (traditionnel), Choral 0 Jésus de Bach, Toccata de la 5ème symphonie de Widor.

Dans la soirée du même jour, les Windsor prirent congé de leurs hôtes et quittèrent Candé pour partir en voyage de noces. Les prénoms Edouard et Wallis et la date du mariage furent gravés sur une boiserie près de la cheminée de la bibliothèque (photo 4). Ils y figurent encore aujourd’hui.

Candé et son orgue après 1937

Charles Bedaux avait des activités internationales, et toujours très entreprenant, n’hésitait pas à contacter les grands de ce monde pour leur proposer ses services et compétences dans tous les domaines. Ses efforts furent récompensés par une croix de Chevalier de la Légion d’Honneur, et on donna son nom à une rue de Tours.

A la fin des années 1930, ses bureaux-conseils eurent beaucoup moins de succès aux USA, à la fois critiqués par les syndicats et contestés par les grands industriels. La guerre ayant éclaté en Europe, il prospecta de nouveaux marchés, en particulier vers l’Allemagne, à laquelle il proposa de construire un pipeline à travers l’Afrique, de l’Algérie à Dakar.

Mais à peine était-il installé dans ses bureaux à Alger que les américains débarquèrent en Afrique du Nord. Charles Bedaux fut arrêté et envoyé en prison à Miami. On apprit ensuite qu’il y décéda dans des circonstances mal connues, le 18 juin 1944. Ainsi disparut encore jeune ce personnage hors du commun que nous pouvons remercier d’avoir importé en France un orgue extraordinaire, caractéristique d’une superbe facture américaine des années 1925.

Madame Bedaux habita le château jusqu’à sa mort en 1972. Par testament, elle avait fait don du domaine à l’Etat français, qui le céda au Conseil Général d’Indre et Loire en 1974. Ayons aussi une pensée reconnaissante pour cette Dame. Si de son vivant elle avait vendu Candé à un particulier, qui sait quel sort aurait pu être réservé à cet orgue…

En 1943, la poudrerie du Ripault fut le théâtre d’une explosion qui occasionna des dommages à l’orgue. Un facteur local, Robert Boisseau de Poitiers, le remit en état et l’entretint jusqu’en 1959. L’orgue ne fut pas ensuite précisément affecté par un mauvais entretien, ni mauvaise manipulation. Il reste presque immaculé, muet, et à peu près oublié. Son répertoire de rouleaux à musique est en bon état. En 1992, le facteur Claude Madigout de Nantes propose un devis de restauration.

En avril 1993, 3 facteurs américains, Nelson Barden, Joseph Dzeda et Nicolas Thompson-Allen, ainsi que l’organiste de l’Université de Yale Thomas Murray, visitent l’instrument et attirent par lettre l’attention du Conseil Général sur l’existence et le bel état de cet élément exceptionnel du Patrimoine. En octobre 1993, la Commission Supérieure des Monuments Historiques, (section orgues et instruments anciens), sur la base de l’étude technique d’Eric Brottier, fait la même constatation, et le 20 décembre 1993, l’instrument est classé Monument Historique.

La Compagnie Skinner (1901-1932)

Ernest Martin Skinner (1866-1960), naquit à Clarion (Pennsylvanie, USA) dans une famille de musiciens. Tout jeune, il construisit un orgue mécanique à cylindre, mais ne réussit pas à faire parler les tuyaux en bois. Pourtant, au cours de sa longue vie consacrée à la musique, il devint plus tard l’un des meilleurs harmonistes de son pays.

Il commença à travailler à 20 ans pour un facteur d’orgues et progressa rapidement. Il inventa en 1900 un système d’accentuation pour Pianolas, le Themodist, qu’il vendit à la Maison Aeolian, celle-ci en faisant dès lors un large usage dans ses pianos automatiques.

Ernest M. Skinner créa sa propre entreprise de facture d’orgues en 1901 à Boston. En 1905, Skinner engagea le génial inventeur Robert Hope-Jones, qui apporta certaines valeurs techniques à l’entreprise, mais dont la collaboration fut de courte durée, compte tenu de leurs deux fortes personnalités.

De même qu’Hope-Jones, Skinner n’avait aucun sens de la rentabilité d’une entreprise ; le travail ayant commencé, il construisait au mieux de ses possibilités, ne cherchant en rien à économiser, et oubliant totalement les conditions financières du contrat initial. Cependant, il eût souvent la sagesse de s’adjoindre comme proches collaborateurs des personnages à la gestion rigoureuse, ce qui permit à la Compagnie de progresser. La notoriété vint assez vite et dès les années 15, la Compagnie Skinner était devenue l’une des plus réputées du pays, produisant une douzaine d’orgues par an, essentiellement pour les églises.

Photo 5

En 1915/1916, la célèbre firme allemande Welte, spécialisée dans les orgues de résidence à jeu automatique, chargea Skinner de fournir pour les clients américains la partie instrumentale des orgues, Welte fournissant les consoles. On peut ainsi penser que la prestigieuse et exigeante firme allemande considérait alors Skinner comme son égale pour la partie instrumentale. Cette collaboration cessa ensuite pour des raisons politiques évidentes, au cours de la grande guerre, mais Skinner avait alors déjà une expérience dans l’orgue de résidence. Quelques orgues à jeu automatique furent construits en 1903 et 1908, mais nous n’avons pas de renseignements sur les types de rouleaux utilisés.

C’est sans doute la collaboration avec Welte qui affermit Skinner dans sa connaissance du jeu automatique (déjà reproducteur chez Welte) et qui l’encouragea à persévérer en développant lui-même son système de lecture et d’enregistrement. Dès l’année 1916, (fin de la collaboration avec Welte), Skinner produit de temps en temps un orgue de résidence à jeu automatique (un peu plus de 10 % des orgues fabriqués).

Deux types de rouleaux à 120 trous en ligne furent utilisés. D’abord semi-automatiques (sans registre automatique), puis entièrement automatiques (appelés aussi reproducteurs). Dans ce dernier cas, les rouleaux étaient enregistrés en usine par des organistes qui signaient leur interprétation. La registration enregistrée était alors celle choisie par l’interprète.

La photo 5 représente le studio de l’entreprise à Boston. On y voit au premier plan une console de présentation classique Skinner, à deux claviers et boîte à rouleaux, registration sur 2 frontons à gauche et droite. Il est possible que cette console servît aussi à l’enregistrement. La partie instrumentale de l’orgue est visible au fond de la pièce.

Photo 6

La production de l’entreprise était pour 85 % orientée vers les églises. Cependant, en plus des orgues de résidence, elle fabriqua aussi quelques orgues pour théâtre et cinéma, entre 1913 et 1929, au nombre d’une vingtaine, sans jeu automatique. La photo 6 montre un bel orgue à 4 claviers, pédalier, 32 jeux, installé dans un théâtre de Broadway (New-York) en 1924.

A partir des années 20, la production s’intensifia, pour atteindre 50 orgues par an. Cette moyenne se maintint entre 1923 et 1930, ce qui est remarquable et très important. Compte tenu de sa très grande qualité de fabrication, la Compagnie franchit sans gros problèmes la grande dépression de 1929.

Cependant, comme beaucoup de chefs d’entreprise privilégiant le côté artistique du travail, Ernest Skinner supportait mal les conseils de bonne gestion, et sa Compagnie avait constamment des problèmes d’argent, même si les commandes étaient nombreuses. Il accepta en 1932 que la Skinner Organ Company fusionne avec l’Aeolian Organ Company.

On peut encore s’interroger sur l’intérêt d’une telle fusion. La production Skinner chute un peu de 1930 à 32, mais reste encore très satisfaisante. Cette entreprise bénéficie de l’ouverture du marché de l’orgue de résidence, où Aeolian est le leader incontesté. Mais en 1932, ce marché est en chute très nette. Aeolian paraît meilleure bénéficiaire, entrant dans le marché de l’orgue d’église, où Skinner est très réputée. Quoi qu’il en soit, ces deux firmes étaient extrêmement sérieuses et estimées et leur collaboration donna de bons résultats. La Aeolian Skinner Company continua un travail de grand qualité jusqu’à la fin de son activité en 1972.

De 1932 à 1937, Ernest Skinner assista la nouvelle Aeolian-Skinner Company, puis se retira et s’installa avec son fils sous la raison sociale indépendante Ernest Skinner and Son Company. Il sortit de la vie active en 1949 et finit sa vie en 1960 à l’âge de 94 ans.

Dans les grandes années (1920-1930) Ernest Skinner fut considéré comme un grand harmoniste et créateur de jeux à sonorité imitative d’instruments d’orchestre. Son French Horn, par exemple, est très réputé aux USA. Cependant, il n’a jamais voulu aller trop loin dans cette voie et se méfiait des sonorités trop marquées, trop agressives, critiquant les outrances de certains orgues de cinéma, et a toujours persisté dans la création d’orgues à sensibilité traditionnelle. Il est considéré comme l’un des plus réputés constructeurs américains, par la cohésion de ses orgues et le soin apporté à leur construction.

Photo 7

La photo 7 montre Ernest Skinner présentant (peut-être avec un sourire amusé), d’une main l’un des tuyaux de son jeu de French Horn et, de l’autre, l’instrument d’orchestre lui servant de référence.

Entre 1920 et 1930, la belle période de la Compagnie, Skinner a produit environ 500 orgues dont 77 seulement pour résidence, avec jeu automatique. Sur ce dernier nombre, à peine 20 sont encore en existence aux USA, dont 3 en état de marche. Un 2e orgue Skinner a été installé en France à Paris en 1933 (peut-être commandé à Skinner et installé par Aeolian-Skinner Company). Il s’agit de l’opus 903, 2 claviers et pédalier, jeux d’Echo, manuel et automatique. Peut-être est-il toujours là, oublié dans l’immeuble ?

 

 

Caractéristiques générales et implantation de l’orgue

La bibliothèque du château servait aussi probablement à l’époque de salle de musique. C’est une grande pièce rectangulaire, aux murs boisés et au plafond haut. La moitié de la salle est ceinturée par une galerie en bois, à mi-hauteur (photos 2 et 8) à une extrémité de la pièce s’élève une cheminée en pierre, et à l’autre extrémité est placée la console de l’orgue.

Photo 8

Photo 9

Cette console n’est pas accolée au mur, mais décalée de sorte que l’organiste joue avec le dos au mur. On peut donc tourner autour. Le meuble sculpté est joliment assorti à la décoration murale de la bibliothèque.

La console est dite « indépendante » car à transmission électrique. En fait, elle est fixée au sol et les câbles électriques et l’alimentation en air passent sous le plancher (photo 9 – Console et grilles acoustiques).

L’orgue ne comporte pas de buffet au sens strict du terme, bien qu’il soit logé dans une pièce isolée construite sur mesure. Le son produit est dosé en intensité par des jalousies d’expression et descend dans la bibliothèque au-dessus de la console par une conduite dissimulée derrière une grille en fer forgé. Cette conduite ou puits sonore, que Skinner appelait « tone chute » permet de faire passer le son du niveau supérieur au niveau inférieur. On sait que Skinner était attaché à une perception indirecte de la source sonore dans ce type d’orgue.

 

Photo 10

La figure 10 montre en coupe l’implantation générale de l’orgue sur 3 niveaux. La turbine est placée au 2ème étage et la partie instrumentale au complet au 1er étage.

Photo 11

La figure 11 montre l’implantation de la partie instrumentale. On peut y voir 2 chambres indépendantes Great et Swell, diffusant chacune le son à travers des jalousies. Les jalousies de chaque plan sonore sont indépendantes.

Console et circuits de commutation

La console comporte 3 claviers de 61 notes, un pédalier de 32 notes en éventail, un boîtier à flûte de pan pour rouleaux de papier, et 2 longs frontons à gauche et à droite supportant les boutons de registres. (Photos 12 et couverture de la revue).

Le clavier du bas est couplé au Great, celui du milieu au Swell, enfin sur le clavier du haut dit « Solo » on peut appeler n’importe quel jeu des 2 premiers claviers.

Photo 12

Au-dessus de la boîte à rouleaux, on trouve une rangée de boutons qui permettent d’accoupler entre eux les claviers et la pédale, et commutent les fonctions du jeu automatique.. Sous chaque clavier, une série de 6 boutons-poussoirs assure un crescendo par niveaux progressifs. Sur le fronton de gauche, 3 colonnes verticales de boutons appellent respectivement les registres de Pédale, Great, Swell. Le fronton de droite est réservé à la registration du clavier Solo. Au-dessus du pédalier, 3 pédales d’expression commandent les jalousies du Great et du Swell et un crescendo général. Les jalousies sont à commande électro-pneumatiques, comme d’ailleurs toutes les fonctions de l’orgue.
Les circuits électro-pneumatiques de commutation sont en partie placés dans la console et dans une petite pièce au premier étage, où ils couvrent tous les murs, formant un ensemble très impressionnant. Il paraît impossible de détecter une panne éventuelle si l’on n’a pas fait un schéma général de l’installation. La photo 13 montre à l’arrière de la console l’une des boîtes de commutation.

Photo 13

Partie instrumentale

Les figures 11 et 14 donnent la liste des jeux et leur implantation pratique. La chambre I (Swell) abrite 9 jeux dont une mixture de 3 rangs, ce qui est plutôt exceptionnel dans ce type d’orgue, et un jeu d’anches (Cornopean 8). Un Celesta de 61 notes (métallophone à résonateurs en bois) est installé sur 2 niveaux.

Dans la chambre II (Great et Pedal), 16 jeux dont 8 jeux d’anches, une grosse-caisse avec 3 maillets (effet possible de roulement) et un jeu de 20 cloches tubulaires (chimes). Les jeux d’anches sont Basson et Trombone (16 pieds), Corno d’amore, English Horn, Clarinet, Vox Humana, French Horn, et Tuba (8 pieds).

Photo 14

Dans les 3 chambres, la majorité des jeux de 8 et 4 pieds comportent 73 notes, donc permet une extension d’une octave aiguë réelle pour créer un registre supplémentaire. Sur la photo 15, une partie des jeux du Great. On aperçoit au fond une partie de la jalousie. Sur la photo 16, vue rapprochée des jeux de English Horn et Corno d’amore. La photo 17 montre l’ensemble Grosse Caisse.

Photo 15

Photo 16

Photo 17

Les jalousies des 2 chambres sont actionnées chacune par un système pneumatique assez remarquable, à 5 positions.

Soufflerie

Photo 18

 

Elle est sous les combles. Elle comprend 2 turbines concentriques déterminant 2 pressions différentes, une basse pression pour les jeux d’orgue, une haute pression pour les commutateurs pneumatiques. Les pressions d’origine sont inconnues pour le moment, mais sont normalement étagées entre 6 et 10 pouces (soit environ 150 à 250 mm) d’eau pour les jeux et le pneumatique. Le moteur entraîne aussi sur un axe commun une dynamo fournissant la basse tension 8 volts alimentant les électro-aimants.

Photo 19

La photo 18 montre la dimension imposante de la soufflerie, avec ses 2 conduits métalliques de sortie.

Sur la photo 19, le moteur et la dynamo. Cette soufflerie dénommée Spencer Steel Orgoblo a été construite par la Spencer Turbine Company qui fournissait une bonne partie des facteurs d’orgues américains dans les années 1920. L’entreprise existe encore aujourd’hui et poursuit son activité. Notons que les porte-vent (haute et basse pression) sont tous métalliques pour l’ensemble de l’orgue. Pour chaque circuit et de place en place, des soufflets régulateurs à ressorts définissent et régulent la pression à chaque fonction, y compris dans la console.

Jeu automatique à rouleaux de papier

La flûte de pan comprend 120 trous en ligne et le rouleau est auto-centre par des palpeurs à gauche et à droite. Comme chez Aeolian, le boîtier-rouleau est fermé par une vitre à glissière et la lecture se fait sous pression d’air (pression inconnue pour le moment, on suppose 80 à 100 mm d’eau).

Chronologiquement, Skinner a d’abord mis au point un système semi-automatique de lecture avec 58 notes sur Swell, 47 notes sur Great et 12 notes sur Pedal. De plus, le rouleau comportait des « Pilotes » chargés d’étendre la pédale d’une octave vers le bas, ou vers le haut. Apparu plus tard, le rouleau automatique (ou reproducteur) étend le principe des pilotes au Great et au Swell, et commute l’ensemble des registres par multiplexage. Les 2 types de rouleaux sont compatibles sur la flûte de pan par un bouton sur la console.

Les rouleaux semi-auto et Full-auto font tous les deux parties du répertoire actuel de l’orgue (185 rouleaux au total dont 57 semi-auto). Les rouleaux Full-auto portent, bien entendu, le nom de l’interprète.

Répertoire musical

Comme pour le répertoire de l’orgue Aeolian du Musée des Gets, ce lot de rouleaux n’a pas été trié par des collectionneurs. Il est donc intéressant car il reflète les goûts de la Famille propriétaire de l’orgue (et peut-être aussi ceux d’Ernest Skinner lui-même qui dirigeait tout dans son entreprise).

A côté du répertoire des compositeurs connus (Wagner, Grieg, Schubert par exemple), on trouve beaucoup de petites pièces légères ou peu connues : Angelic voices de Batiste, Entracte Valse de Hellmesberger, En badinant d’Ambrosio, Adieu de Friml, par exemple.

Les interprètes nous sont peu connus à part Marcel Dupré, célèbre organiste et compositeur français. On y trouve des organistes américains et canadiens souvent très réputés à l’époque dans leur pays. Parmi eux Edwin Arthur Kraft (1883-1962), Chandler Goldthwaite (1898-1946), Charles Heinroth (1874-1963), Lynnwood Farnam (1885-1930) qui ont enregistré aussi pour Aeolian. Enfin, Albert W. Snow, organiste américain moins connu, a signé à lui seul 61 rouleaux de ce répertoire. 3 rouleaux d’essai sont à disposition et permettent de contrôler les notes et les fonctions.

Conclusion

Nous n’avons pas insisté sur la technique de construction de cet orgue, car elle ne nous est pas exactement connue pour le moment. Il en est de même pour la scala multiplexée du rouleau Full-auto.

L’orgue est complet, en très bon état général sauf quelques petits tuyaux abîmés, mais il n’est pas démonté et ses différents sous-ensembles ne sont pas toujours bien accessibles ; des compléments d’information sur ces sujets pourront être apportés sans doute dans les prochains mois.

En effet, depuis son classement parmi les Monuments Historiques, toutes les parties prenantes à sa rénovation sont mobilisées, ayant conscience de la valeur considérable de l’objet. L’orgue est un magnifique exemple des meilleures constructions américaines des années 1925, dans un état étonnant de fraîcheur, même pour les spécialistes américains qui l’ont visité. On dispose même d’une petite boîte de pièces de rechange !

La restauration sera cependant extrêmement lourde et complexe, car les systèmes électropneumatiques, tous à restaurer, sont étendus jusqu’au plus profond du moindre petit sommier. Il faudra aussi parfaitement maîtriser tous les circuits de commutation manuels, semi-auto et full-auto pour être sûr du bon fonctionnement de toutes les fonctions.

Un appel d’offres a été lancé fin 2003. La manufacture Bretonne d’orgues (Nicolas Toussaint à Nantes-44) a été retenue pour ce travail, avec l’aide de l’entreprise Thompson-Allen de New-Haven (USA Connecticut) qui assurera une collaboration technique sous forme d’expertise et de transfert de savoir-faire.

Cette entreprise spécialisée dans la restauration d’orgues Skinner a spontanément accepté de collaborer avec un facteur français. Les responsables ont donc mis toutes les chances de leur côté pour la meilleure restitution et utilisation future de cet orgue, dont nous attendons beaucoup.

Crédit photos et documents

- Photos et Fig 10 à 17 Eric Brottier.
- Photos 1, 4, 8 et couverture de la revue : Guy du Chazaud
- Photos 2, 9, 18, 19 et couverture : Philippe Rouillé
- Photo 3 : le mariage du siècle, par : Jacques Maurice, 1993, page 26.
- Photos 5, 6, 7 : Encyclopedia of the American Theatre Organ, Volume II, par David – Junchen, 1989, pp 598, 600, 603

Ouvrages consultés

- Rapport en vue de la protection au titre des Monuments Historiques, novembre 1993, par Eric Brottier.
- Le Mariage du Siècle, 1993 par Jacques Maurice.
- Encyclopedia of The American Theatre Organ, Vol II, 1989 par David Junchen.
- Treasures of mechanical music, 1981, par Arthur Reblitz and David Bowers.
- The Modern Organ, 1925 par Ernest Skinner.
- Skinner and Aeolian Skinner Opus List, 1992 par A. Kinzey et S. Lawn.
- The Aeolian Pipe Organ and its music, 1998 par Rollin Smith.
- « Informations diverses » (ex. V MMV 48 p 44).