par Jean-Marc LEBOUT
♦ Article paru dans le n° 89 de la Revue Musiques Mécaniques Vivantes de l’AAIMM ♦
Avec le décès de Philippe Rouillé en juillet dernier, ce n’est pas seulement un ami et expert en musique mécanique qui disparaissait mais aussi un fin collectionneur qui nous quittait. Réunie au fil des années, sa collection, axée quasi exclusivement sur la boîte à musique, a d’abord constitué le fond commercial d’une activité d’antiquaire qu’il a exercée courtement dans les années 1980. Il chinait les objets auprès de ses collègues, chez les particuliers mais n’a pas hésité, à l’occasion d’un voyage en Chine, à ramener plusieurs dizaines de cartels à airs chinois.
Retrouvez d’autres articles dans la rubrique Témoignages
C’est lors d’un séjour linguistique en Angleterre que, très jeune homme, il découvre chez un brocanteur une boîte à musique. Trop chère, il ne peut l’acquérir, me raconte-t-il un jour, mais sa curiosité est piquée, le virus lui est inoculé. Là où certains collectionneurs axent leur intérêt sur la technique mécanique et son évolution, Philippe avait lui privilégié la qualité et la curiosité musicale. Peu importe le nom du fabricant, l’époque du cartel, seul l’arrangement musical avait une réelle importance à ses yeux et oreilles mélomanes.
N’est-ce pas le sens premier d’une boîte à musique ?
Plus tard, il a vendu de gré à gré et très parcimonieusement quelques cartels, les proposant à quelques collectionneurs qui gravitaient dans l’orbite des associations d’amateurs et, sachant les centres d’intérêt de chacun, ne proposait jamais qu’un objet adéquat. Mais il gardait jalousement les plus musicales pour son propre bonheur et celui d’un nombre encore plus restreint d’amateurs qui avaient droit d’entrée chez lui. Aussi l’importance de sa collection et sa qualité n’était-elle connue que de quelques-uns.
Philippe avait décidé de léguer l’ensemble de ses biens à l’association ‘les petits frères des Pauvres’ et demandé que ce soit la Galerie de Chartres qui organise la dispersion de sa collection. Quoi de plus normal compte tenu des liens étroits qui l’unissaient à Maître Lelièvre et à Denis Lambotte qui lui a succédé en temps qu’expert.
Ils ont relevé avec brio ce défi en éditant un catalogue de grand format où chaque lot est illustré ; le descriptif fouillé de chaque objet est traduit intégralement en anglais ; quelques vidéos des pièces majeures mettent l’accent sur leur excellente musicalité et un relais sur le site américain de la MMD a permis d’assurer le retentissement de la vente dans le monde anglo-saxon. Tous les ingrédients étaient présents pour faire de cette vacation une vente prestigieuse. Le petit monde des amateurs et des marchands ne s’y est pas trompé, l’exposition du dimanche matin bat des records de fréquentation. L’AAIMM est présente en force, le comité qui a tenu son CA la veille à Chartres est au grand complet et de nombreux adhérents sont aussi présents ; des collectionneurs allemands, belges, suisses, italiens et anglais grossissent encore les rangs de même que de nombreux restaurateurs et antiquaires. L’écoute des boîtes et des tabatières est ardu mais tout un chacun a repéré dans le catalogue les pièces qui manquent à sa collection.
A l’heure du début de la vente, c’est l’esprit de Philippe qui plane dans la chapelle, il nous offre la possibilité de continuer à partager les plaisirs qu’il a eu lui-même de cette collection.
Une série de documents ouvre la vente, ils dépassent largement les estimations fixées de manière assez basses puisque la vente de fait sans limite de prix. Parmi ceux-ci, un beau lot de 20 cartes postales illustrant les productions de fabricants, cartes imprimées à l’occasion d’expositions (260€), une centaine de documents sur la TSF fait 420€ et 4 retirages photographiques des ateliers Limonaire fait 240€.
Une cinquantaine de lots de musique mécanique suit. Dans cette première partie, une série de belles tabatières donne un prix moyen de 300 € ce qui est très raisonnable. L’une d’elle en écaille de tortue signée F Lecoultre atteint cependant déjà 1400€ ; une autre plus tardive signée E Gaillard sur le clavier, avec une carte des airs d’Ami Rivenc et égayée par une petite poupée dansante fait 380€. Une montre gousset de fabrication L’Epée avec un petit cartel à cylindre fait 2000€.
Plusieurs cartels primitifs malheureusement déboîtés mais tous bien nettoyés donnent une impulsion aux enchères : 1100€ pour un petit mouvement en chevron à lames par trois, 1300€ pour un cartel à lames par quatre, 1800€ pour un autre à lames par deux entrainé par un fin barillet => Voir la vidéo de cette boîte à musique
Un musée moscovite s’adjuge le très beau mouvement ‘en zigzag’ pour 4500€.
Bremond est présent avec deux grandes pièces : une ouverture à 4 airs dont l’Andante de la 5e symphonie de Beethoven ce qui est rare dans les répertoires. Elle est acquise par un collectionneur anglais pour 4500€ => Voir la vidéo de cette boîte à musique
La seconde est à gros cylindres de rechange (décrite par Philippe dans MMV 63), elle est emportée par un marchand parisien pour 7400€. => Voir la vidéo de cette boîte à musique
L’un des cylindres a un répertoire tout à fait inhabituel composé d’airs d’Henri Vieuxtemps, Chopin, Beethoven, Schumann.
Une rare appellation Alliez et Berguer à Genève donne lieu à une lutte entre la salle et un enchérisseur au téléphone qui finit par l’emporter à 2800€. Cher pour un petit cartel au cylindre de 15cm mais ce qui est rare… Un beau nécessaire à couture complet et avec une tabatière signée Bordier est âprement disputée jusqu’à 2850€, tout comme un très joli et décoratif tableau animé ‘La leçon de musique’ qui fait 3400€.
Un intermède est consacré à la vente des automates provenant de tiers. Notons deux beaux résultats : les 15000€ obtenus pour un tableau animé à musique et horloge signée Tharin ; les 36000€ pour l’hommage à Vaucauson de Frédéric Vidoni.
La vente reprend par une seconde série de tabatières dont une grande et rare tabatière ronde en loupe à mouvement sur plateau. Démarrée à 800€ elle grimpe à 6000€, ce qu’elle vaut très largement. Les autres se négocient autour de 700€, parmi celles-ci une Ducommun Girod en boite en tôle jaune et une Louis Jaques à Ste-Croix à lames par cinq. Cette dernière est intéressante parce que la carte des airs identifie avec certitude un ‘marchand de musiques’ repris à l’almanach pour le commerce et l’industrie de Ste-Croix de 1832 alors que la majeure partie des pièces produites à Sainte-Croix et environs restent anonymes. Suivent des pièces de prestige : un socle de pendule rehaussé de bronzes avec une primitive à fusée et à lames vissées une par une (3000€) et un autre socle avec un petit cartel à clavier (9cm) de type pour grande tabatière. Il est signé F Lecoultre et joue sur deux tours l’ouverture du Calife de Bagdad de Boeildieu (1500€).
Viens ensuite le graal du collectionneur : un cartel de François Nicole.
Réputé pour la finesse de ses arrangements musicaux, Fr. Nicole a produit les plus fins cartels (au sens musical) du début de l’aventure de la boîte à musique. Très souvent, ils sont placés dans des socles à pendule puisque c’est la voie qu’a empruntée la musique à lames vibrantes pour acquérir ses lettres de noblesse. Ce cartel-ci ne déroge pas à la règle, sa justesse de jeu est parfaite mais son son très doux souffre des bruits, du vacarme de notre XXIe siècle… Dans son célèbre plaidoyer Ecouter, ou parler ? (MMV 78), Philippe devait avoir ce cartel à l’esprit, il perd toute valeur musicale s’il n’est pas écouté dans un silence religieux. Ceux qui n’ont pas eu cette chance auront donc été surpris par la somme de 18000€ à laquelle trois enchérisseurs ont porté la musique.
La troisième Bremond de la vente devait être une des ses préférées au vu des commentaires qu’il en avait faits : ‘exceptionnelle’ ;’ fabuleuse qualité musicale’ est-il écrit sur les documents manuscrits personnels de Philippe et qui accompagnent le cartel. Et il est indéniable qu’elle répondait parfaitement à ses aspirations de qualité ; un thème musical sur la première moitié du cylindre et une variation sur ce même thème sur la seconde moitié qui met en valeur à la fois les possibilités musicales du clavier mais aussi la hardiesse de l’arrangeur => Voir la vidéo de cette boîte à musique
La dernière ligne droite de la vente met encore quelques jolis cartels à l’encan : une Rivenc à timbres, tambour et castagnette fait 3600€, un cartel ‘Forte Piano et timbres cachés’ du revendeur genevois Alphonse Malignon fait 3400€.
Seules quelques boîtes à musique chinoise faisaient encore partie de sa collection, il aurait été content de voir que celles-ci ont été prisées par des marchands qui les renverront à l’empire du Milieu : belle enchère à 1900€ pour une 12 airs avec timbres et tambour.
Le marteau de Maître Lelièvre tombe, le dernier lot vient d’être adjugé, c’est une lithographie humoristique ‘L’orgue de rue en Europe’ utilisée à l’occasion des rencontres internationales d’orgues de barbarie de Castelmoron-sur-Lot auxquelles Philippe s’était associé.
La vente a totalisé un généreux montant de 170.000 euros qui permettra aux petits frères des Pauvres de continuer à soulager activement les difficultés de vie rencontrées par un nombre croissant de nos aînés.
Voilà, Philippe, selon tes souhaits ta collection vient d’être dispersée et elle l’a été à travers toute l’Europe. Des amis, des anonymes se sont pressés en ce beau dimanche de décembre pour donner une nouvelle vie aux pièces de ta collection et jouir du même plaisir de les écouter qui fut le tien. Pour ceux qui te connaissaient, c’est aussi un petit morceau de toi qui accompagnera chacune des musiques et à laquelle chacun pourra accrocher un souvenir personnel. Pour les autres, il y aura la fierté de détenir une belle musique choisie et conservée toute une vie par un esthète au goût musical confirmé.